Journal d'une boulimique.

Illusions.

L’illusion

On peut distinguer deux types d’illusion : le premier est l’illusion des sens, comme l’illusion d’optique – trompe-l’œil par exemple –, le mirage ou “l’illusion des amputés” (lorsqu’ils ressentent une douleur qu’ils localisent à l’endroit qu’occupait le membre amputé). Ce premier type d’illusion pose le problème de la confiance que nous pouvons faire en nos sens. Dans les exemples évoqués ci-dessus, peut-on dire, selon l’expression commune, que « nos sens nous trompent » ? Ne serait-ce pas plutôt notre esprit qui se trompe sur ce qu’il peut attendre des sens, qui ne font que nous transmettre des informations par des processus qui nous échappent parfois ? Il ne s’agit peut-être pas tant d’une sensation fausse que d’une interprétation fausse – mais impossible à dissiper – d’une sensation. Cette illusion est-elle donc bien celle des sens ?

Le second type est l’illusion de l’esprit. C’est en ce deuxième sens qu’on dit de quelqu’un qu’il « se fait des illusions », c’est-à-dire qu’il « prend ses désirs pour des réalités. » Cette deuxième formule nous renseigne assez précisément sur ce qu’est l’illusion de l’esprit : une croyance issue d’un désir ; autrement dit, être le “jouet” d’une illusion, c’est croire que quelque chose est réel seulement parce qu’on désirerait que cela le soit. On pourrait alors expliquer en partie la force de l’illusion, c’est-à-dire sa résistance à une réfutation rationnelle, par la force du désir qui est à son origine : plus je désire une chose inexistante, voire chimérique, plus ma croyance illusoire en sa réalité pourra être forte.

A partir de ces remarques se pose une question philosophique : jusqu’à quel point l’homme peut-il être la “victime” de ses illusions ? On pourrait répondre : jusqu’à la folie, si l’on veut admettre que le fou se définit comme vivant justement dans un monde illusoire et non dans ce qu’on appelle la réalité. Mais une telle réponse ne résout pas la question de la fréquence ou de la rareté des personnes illusionnées ; en effet, si l’illusion se caractérise notamment par le fait qu’elle n’apparaît pas immédiatement comme telle à celui qui la subit, qu’elle peut même ne jamais se révéler en tant qu’illusion, personne ne peut, en toute rigueur, affirmer qu’il n’est victime d’aucune illusion. C’est bien sûr davantage à l’illusion de l’esprit que nous nous référons ici, car l’illusion des sens est souvent moins durable car plus facile à “démasquer”.

En fait, l’illusion la plus forte est celle dont il n’existe aucune désillusion possible. Pour certains par exemple, la foi religieuse serait l’illusion suprême : la croyance en Dieu et celles qui l’accompagnent généralement (un être tout-puissant et infiniment bon, l’immortalité de l’âme, le paradis et l’enfer pour ceux qui les méritent respectivement, …) se rapportent précisément à ce qu’il y a de plus désirable parmi tout ce que les hommes peuvent espérer, sans qu’aucune justification rationnelle n’en confirme l’existence. Il n’en reste pas moins qu’aucune véritable désillusion ne peut mettre fin à de telles croyances, puisqu’elles se situent précisément hors de toute expérience. C’est la raison pour laquelle nul ne peut affirmer qu’elles sont bien des illusions, ou plutôt qu’elles ne sont que des illusions, sans conformité à la réalité. En effet, croire ce qui m’arrange pour la seule raison que cela m’arrange, c’est bien être dans l’illusion, mais cela n’empêche pas que, par chance, la réalité soit conforme à mes désirs, sans que je le sache vraiment. C’est pourquoi on peut enfin se demander si l’illusion, qui réconforte, n’est pas parfois préférable à la réalité, qui peut être désespérante – pour peu que l’on soit à l’abri de la désillusion.

Marc Anglaret